...Aujourd'hui, au coeur d’une société
qui a vu la victoire du néo-libéralisme financier et du discours de
la pseudo-Libération (celui du Management), il est difficile de supposer
un monde, si proche pourtant, où Blake pouvait croire en la Révolution
Française et imaginer que cette violence - qui accompagne la rédaction
des “Chants de l'Expérience” - pouvait ramener la justice et la foi
dans le socius de l’Industrialisation naissante.
...Connu jusqu’au début du xxe siècle
comme “petit” maître baroque de la gravure pré-Romantique, Blake est
aujourd'hui pour nous poète majeur, tellement identifié à la culture
Anglaise et Anglo-Saxonne qu’on ne sait pas toujours voir en lui le
révolté le plus entier, le plus incarné, le poète qui voulut sinon
briser du moins rappeler les limites de notre condition, la partialité
de nos sens, l'imperfection de nos organisations socio-économiques.
... Si l’enjeu de la poésie moderne fut
la question du réel et son courage de ne l’approcher qu’à travers
le filtre du poème, de son impossibilité même, on devrait dire que
Blake fut le premier poète moderne.
... Premier non pas après, mais premier
COMME Dante et Milton. Blake illustra “La Divine Comédie” et écrivit
un poème majeur consacré à Milton, un poème-manifeste non pas d’hommage
lointain mais de communion spirituelle, d’esprit à esprit, d'expérience
à expérience - comme si le temps n’avait pas joué son jeu de destruction.
... Non pour dire “Je suis Milton” mais
pour faire de sa différence d’être et de temps le pont qui le relierait
à la vision méme du “Samson agonistes”, un juif Grec. Dante, Milton
- ce furent les références qu'il se choisit. Avec la Bible - qui fut
aussi leur modèle*. (On doit se souvenir ici que Blake illustra, entre
autres livres, Milton et Le Livre de Job: ses dessins et ses annotations
ne cherchent pas l’identification mais la différence et le dialogue
à partir de ses propres conceptions de l’existence humaine....)
... Premier - oui. Moderne - oui.
...Premier - parce qu’il voulut dire
une origine.
...Parce que cette origine inaugurait
l’histoire de l’être, comme Béatrice inaugura l’italien moderne, comme
le Paradis perdu de Milton nous dit la vision intérieure des siècles
Bourgeois à venir de la parole Biblique, trébuchant sur le Grec, christianisant
le Dialogue Hébraïque entre le Divin et ses Héros si humains, nous
dit le choix du symbole poétique comme vecteur de cette vision, leçon
largement retenue par Blake.
...Premier et terriblement, follement
imaginaire - parce que, pour William Blake, Adam est Anglais et le
Paradis n’est autre que la(le) Blanc(he) Albion, c'est-à-dire l'Angleterre
du temps de Rome.
...Jerusalem, émanation (féminisation)
d’Albion et séparée de lui avant leur réunion dans un être parfait,
deviendra un poème écrit contre les “spectres” (masculins)
de la Raison et appellant l’Histoire à la Rédemption et Protestants
et Catholiques à la réconciliation, au nom d'une Grande-Bretagne pré-Saxonne,
pays de Druides et terre de sa mythologie idéale.
...Dans la Kabbale, en hébreu, Émanation
se dit Asilut et désigne une figuration du Corps Céleste...
(Pour Dante, Bianca la Florentine fut l’âme du combat des Blancs -
et le Christ et la Vierge, les symboles du Paradis “rerouvé”, du final
du Paradiso... Chaque poète transfigure son temps.. Dante voudrait
réaliser la Cité idéale des Cieux, Blake mélange hardiment le fond
païen de l’Europe et un Londres traversé par. Jésus et ses apôtres
non encore oedipianisés par les Évangiles...)
...Premier pour dire un fantasme originaire,
où le Principe Mâle et le Principe Femelle seraient exacte Complétude,
où l’Innocence serait non l’envers de l’Expérience mais son contre-poison
définitif, où l’Institution serait détruite par l’incarnation initiale,
par le Messie hic et nunc retrouvé.
...Originaire pour fonder, à chaque instant,
un Évangile “everlasting”, éternel, étendu dans la durée d’une humanité
illimitée, multiforme, dépassant les restrictions des sens et des
perceptions, “divine”, universelle. Comédie divine, universelle. Un
Poème.
...Blake refuse son temps, refuse une
Injustice qui est toujours le fondement de nos sociétés contemporaines.
Blake ose l’inadmissible: le voilà Christ, le voilà Shekinah,
le voilà hic et nunc de la Présence Divine inter-dite.
...Poète, universel, anglais, juif: ces
définitions, sublimées ou moquées, cessent soudain d’avoir du sens,
d’avoir un sens différent: la différence, ici, soudain, c’est notre
éternellement incertaine, éternellement future innocence.
...Blake le rappelle dans une lettre:
les yeux d’un humain ne voient qu’un point de vue sur le réel; la
manière dont l’oeil est formé (par le Divin) implique ses capacités,
ses pouvoirs, forcément limités, naturellenent partiaux. L’lnnocence
est Imperfection, humanité.
...L’Innocence est rencontre. Présence
toujours-donnée, toujours-évidente du Divin. Présence absolue. Absence
du mystère. Ou, pour le dire dans les mots de Sylvie Germain: “Christ-Shekinah”.
Présence-absence du regard maternel, autre versant du Divin.
...L’Expérience, domaine des adultes,
est la perte - non la perte incontournable de toute existence dès
la sortie du ventre maternel - mais celle de la vision première, de
la présence de l’enfant, libéré dès la naissance, dès l’origine du
Divin, de la vision de l’Absolu mais incapable de franchir le seuil
du Symbolique, pour voir que le poème dit la vérité, pour voir la
vérité pleine et entière du Symbolique.